Grey

Une brume froide flottait sur le cimetière. Un silence lourd pesait sur les tombes des défunts, uniquement perturbé par le frottement de pieds nus marchant sur l'herbe mouillée. Nyouh avait froid, errant dans le brouillard glacial à la recherche d'un nom. Un nom sur une tombe.
Elle approcha de son visage la flamme bleue tremblante qu'elle avait créée par magie, mais même sa douce chaleur ne parvenait pas à réchauffer son coeur. Elle s'arrêta soudainement, ses yeux posés sur un nom gravé dans la pierre tout près d'elle.
Edward Grey.
Elle s'agenouilla devant la tombe, effleurant doucement du doigt les lettres incrustées.
"Salut Edo, je suis revenue" chuchota-t-elle.
Un texte à peine lisible accompagnait le nom, mais Nyouh réussit sans peine à le déchiffrer tant elle le connaissait par coeur.
"Jamais le ciel ne m'a semblé plus gris qu'en le regardant sans toi"
La jeune fille leva doucement les yeux, laissant une larme vagabonde couler doucement sur sa joue. Oui, le ciel ne lui avait jamais paru aussi gris qu'aujourd'hui.

Cela faisait à présent quelques heures qu’Orùn vagabondait dans le cimetière. Dans quel but ? Il ne le savait pas lui-même, mais où aller ? Il n’avait jamais connu d’autre lieu que cet immense cimetière aux pâles habitants à jamais oubliés. Quelques errants parfois, venant visiter la sinistre tombe de leurs amours défunts. Le marbre, le bois, tout semblait refléter la lune qui jetait sur la vaste étendue froide et grise, une lueur plus terne que la mort elle-même.
Puis il l’aperçut, appuyée sur la dalle muette, une larme, un soupir, une jeune femme.
Elle ne s’était pas aperçue de sa présence, les yeux fixés sur la foule invisible, sur un souvenir.

Les souvenirs de Nyouh filaient dans son esprit, désordonnés et confus.
Tantot deux grands yeux bleus se posaient sur elle, habritant une lueur de bonheur total, tantot ce sont des cheveux libres et bruns qui dansent devant elle, l'entrainant dans leur course folle, tantot c'est une voix, une belle voix calme qui lui murmure "Que le ciel est bleu en ta compagnie".
Nyouh laisse échapper un petit soupir de nostalgie, et son regard se perd sur la tombe de marbre, dans laquelle le nom de son bien aimé est gravé.
Sous elle, son corps froid et rongé repose, impassible pour l'éternité.
A la seule pensée de ses yeux si bleus fermés à jamais, de son sourire à tout jamais effacé, la gorge de la jeune fille se sert et des larmes d'horreur lui montent aux yeux.
C'est alors qu'elle remarque une grande ombre qui tombe devant elle, s'étalant sur le marbre indifférent à la gravité de ce qu'il représente.
La jeune démone n'ose pas se retourner, de peur de ne voir qu'un revenant aux magnifiques yeux océans.
Elle est silencieuse un instant, tous ses sens aux aguets, et comme l'inconnu reste obstinément muet, elle brise le lourd silence qui pèse sur le cimetière par cette simple question.
"Qui êtes vous ?"

Orùn resta debout, devant la jeune femme qui détournait la tête, fière autant qu’un vivant. Il eu cependant le temps d’apercevoir la couleur de ses yeux d’un violet profond, voilé par le vide des larmes, d’un néant attristé nullement atténué par la venue du démon. Le silence menaçant de s’installer, elle lui demanda son nom, sans s’être retournée.
Orùn baissa les yeux, cela faisait des mois qu’il n’avait pas parlé à quelqu’un, les roches de sa solitude le perdant, le poussant au vertige.

" Mon nom est Kaname. Que fais tu dans ce morne endroit ? "

Il attendait la réponse de la jeune femme, assombri dans son vol, encaissé dans l’abîme.

Nyouh ne put s'empêcher de pousser un bref soupir de soulagement.
Elle ne savait pas si elle aurait supporté son fantôme qui lui aurait trop rappelé comme elle l'avait aimé auparavant, et comme elle continuait de le faire au fond d'elle.
"Je viens rendre visite à un ami de longue date. Je lui devais ma présence ici. Et puis, personne ne vient jamais le voir, et tout cela à cause de moi..."
Nyouh ne dit rien, se rendant compte qu'elle en avait déjà trop dit.
D'où lui venait cette envie subite de s'épancher devant cet inconnu, de parler sans relâche, sans vraiment savoir quel mot traverserait ses lèvres jusqu'au moment où il sortirait de sa gorge ?
Cette virée au cimetière n'allait peut être pas se dérouler exactement comme elle l'avait prévu.
Mais qu'avait elle prévu au fond ?
"Et vous, que faites vous ici ? Triste lieu pour se balader en touriste, non ?"

Orùn esquissa un sourire, le premier depuis de longs mois songea t’il.

« J’ai plus de souvenirs ici que si j’y étais né. J’y suis né d’ailleurs. Né du vent de la douleur et du souffle de l’envie. »

Puis il resta silencieux, seules les branches s’agitaient dans le ciel sans couleur abhorré par la lune, dont les rayons insouciants jouaient avec les ombres des immenses pierres.
La nuit était fraîche et, bien que claire au dehors il régnait sans relâche un brouillard épais et cotonneux dans le vieux cimetière.

Il frissonna discrètement et porta ses mains gantées à sa bouche, il ne savait si c’était la présence de cette jeune inconnue qui semblait avoir refroidi l’atmosphère ou simplement le temps qui changeait, après tout il ne fait que cela, la terre tourne et le temps passe.
Chantant au rayons du soleil qui se lève ou bien pleurant en silence sous l’éclat de la lune, le temps passait pour tout le monde pensait il en jetant un coup d’œil à la pierre tombale prés de laquelle la jeune femme se tenait.

Nyouh ne sut que répondre.
Elle ne s'était toujours pas retournée, mais brûlait d'envie à présent de mettre un visage sur cette voix venue d'un autre monde.
Très doucement, elle tourna la tête, et ses yeux rencontrèrent de longues jambes effilées, qui appartenaient à un homme de haute taille
*Est ce vraiment un homme ?*
dont les cheveux noirs tombaient avec froideur le long de son dos.
Ses grands yeux vides la regardaient pensivement.
"Vous êtes né ici ?, répéta-t-elle doucement, Dans ce cimetière avec les morts ? Et...vous y vivez ?"
Elle n'arrivait pas à imaginer qu'on puisse passer sa vie dans un endroit si lugubre, empli de tant de larmes et de regrets.
Elle même voulait furieusement s'en aller, quitter ce lieu empli de reproches qui ne faisaient que la culpabiliser de ne pas avoir rendu visite à Edo depuis tout ce temps.
Mais maintenant, elle ne pouvait plus.
Cet inconnu aux yeux dénués de vie l'intriguait trop.

La jeune fille s’était retournée et, à présent, le regardait. Orùn ne fut pas frappé par la couleur de ses yeux, qui pétillaient à présent d’une toute autre force.

« Je ne me sens jamais chez moi autre part que prés de ces nombreuses sépultures. Les ténèbres, l’oubli, ce n’est pas si désagréable. »

Car tu ne connais rien d’autre, lui soufflait au fond de lui une voix qui l’irritait.
Il savait que maintes fleurs poussaient au dehors, différentes de celles du cimetière, avec un parfum autre que celui de la solitude. Il savait que son cœur flétri aurait pu trouver le repos, se délestant de la marche funèbre qui lui était devenue quotidienne.

Il y avait longtemps qu’il s’était résigné, qu’il s’était rendu sourd aux clameurs de son être.
L’amour, la vie, la paix. Tout cela lui semblait n’exister que sur une autre rive, la rive de ceux qui attendaient le ciel.

« Et toi, qui es tu ? La plupart des humains craignent et évitent cet endroit. »

"Je ne suis pas humaine, rétorqua la jeune fille avec lassitude, mais je suppose que tu l'auras remarqué. Je suis une démone, mais mes parents m'ont abandonné peu après ma naissance. Mes marraines sont des sorcières, on peut donc dire que je suis plutot comme elles. Enfin, ça ne change rien, quoi qu'il arrive les humains me rejettent. Sauf lui..."
Elle posa ses yeux sur le nom bien aimé, et caressa d'un geste inconscient la sépulture de marbre, comme pour envoyer tout son amour au corps qui gisait quelques mètres sous elle.
"Vous n'êtes jamais sorti d'ici ? demanda-t-elle à voix basse, N'avez vous jamais regardé un ciel sans nuages, assis sur le haut d'une colline, en compagnie de quelqu'un qui vous est cher ?"
Elle baissa doucement la tête, regardant sans la lire l'épitathe qu'elle avait fait marqué avant de s'enfuir loin de ses poignants souvenirs.
"C'est triste de ne pas avoir connu cela..."

« Je suis moi-même démon, et j’ai aussi été abandonné peu de temps après ma naissance. Ici même, sur une tombe.
J’ai n’ai éprouvé que de l’admiration pour la seule personne qui m’ait un jour comprise. Le ciel dans lequel je connu mon premier le soleil est le même qu’aujourd’hui. Il a toujours été le même. Il le sera toujours. »

Il ne savait plus ce qu’il disait, la présence de cette jeune femme, vivante parmi le désert brumeux qu’il connaissait le troublait trop. Troublé ? Lui ? Il n’en était pas sûr, mais il était déterminé à ne pas laisser cette démone partir rapidement.


« Je n’ai jamais cherché à ressentir les douleurs du cœur humain. Je n’ai jamais connu d’autre main que celle de la mort. Rien ne pourrait égaler en longueur les années que j’ai passée ici. Je suis doté d’une curiosité bien morne, les démons ne pourraient ils pas jouir du fruit de l’immortalité ? A quoi bon regarder la voûte céleste ? Je préfère me confier à la lune. »

Nyouh ne sut que lui répondre tant la morosité de ce démon semblait grande.
Serait elle aussi morne que lui si Edo n'avait pas été avec elle ?
Mais un détail dans ce monologue lui permit de rebondir.
"Qui est cette personne qui vous a comprise ? Vit elle aussi dans ce cimetière ?"
La jeune fille se rendit compte trop tard qu'elle avait peut etre dit quelque chose qu'il ne fallait pas.

Orùn ne répondit pas tout de suite à la question posée par la jeune démone.
Il sondait ses souvenirs, ses secrets. Les avait-il déjà confiés ?
Les pierres, immenses glaces qui ne reflétaient que son rêve. Son rêve taciturne, silence éternel faisait écho dans son esprit.

« Vivait ici autrefois un noble vampire, je le considérais comme un maître et un protecteur.
C’est la seule personne qui m’ait un jour témoigné de l’amitié, qui m’ait un jour témoigné de l’intérêt. »

Serrant le poing, la mâchoire crispée, Orùn sentait revenir ce grand froid qui l’habitait hélas trop souvent. Les accents funèbres des embruns d’un océan de tristesse et de solitude.
Depuis l’assassinat de son maître, l’insouciance de sa jeunesse déjà rare avait complètement disparu et l’entrain, la bouffée de chaleur qu’il aurait pu ressentir en marchant dans les plaines immenses s’étaient volatilisés.
L’espoir et l’envie irisés, lorsqu’il était proche de la nature et des arbres, rêvant de merveilles et d’amour avaient sombré dans le noir le plus profond.

Nyouh remarqua la crispation du démon, et elle n'eut pas trop de mal à deviner que cette personne si chère au coeur du jeune homme était morte aujourd'hui.
Elle dormait parmi les autres défunts, peut être voyait elle Edo dans le royaume des morts.
Tournant son regard vers le nom bien aimé, Nyouh se prit à penser à sa propre vie.
Orùn et elle semblaient avoir beaucoup de points communs, et étrangement, cela alluma une douce flamme dans le coeur gelé de la démone.
Ce froid que la mort s'était chargé de répandre dans sa vie.
La nuit était fraiche, et Nyouh se rendit alors compte qu'elle avait nul part où aller.
Qu'elle ne savait pas où s'abriter ce soir là.
Elle se tourna vers Orùn, qui la regardait intensément, et demanda.
"Dites moi, sauriez vous où je pourrais passer la nuit ? Non que votre compagnie me dérange, mais je ne compte pas rester dans ce lieu lugubre et empli de mauvais souvenirs jusqu'au matin"

« Je possède une petite demeure, dans la ville de Shambala non loin d’ici. Bien que je n’y vive pas elle serai tout à fait accueillante »


Orùn soupira au plus profond de lui-même. Ses seules occupations étaient de vaquer dans le territoire du Sud. Il ne s’était jamais aventuré au delà. Cette Terre, bien qu’elle fût la seule qu’il connaissait, lui plaisait. Il aimait à perdre son regard dans les paysages glacés où la vie s’estompait. Le vent glacial qui soufflait sur cette région lui murmurait, hélas trop souvent, de bien tristes idées. Il se réfugiait alors dans le cimetière où les cendres de sa vie dansaient devant ses yeux. Allongé sur l’herbe raide, n’ayant pour seule compagnie de pâles ombres fantomatiques qui ne faisaient rien d’autre que d’errer comme lui, il s’accordait parfois à pleurer sous l’éclat de la lune.

Dans cet endroit le soleil ne possédait aucune chaleur, aucune lumière et pourtant il ne l’avait pas quitté durant des années. Toute âme y pénétrant perdait aussitôt sa couleur, se mêlant aux blêmes revenants et pourtant il n’avait jamais ressentit l’envie de partir.

L’habitation qu’il possédait lui avait été léguée par son maître, Orùn n’y mettais presque jamais les pieds. Aussi vagabondeur et solitaire que son esprit, le démon n’avait pas besoin d’un toit.

Mais en reposant les yeux sur la jeune femme qui lui faisait face, transie par la force de la tristesse qu’elle éprouvait, il se sentait coupable. Il aurait fait n’importe quoi pour voir briller un peu de chaleur dans ces magnifiques yeux violets.

Puis il posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis un moment.

« Mais toi, d’où viens tu ? »

Cette question, personne n'avait pris la peine de la lui poser, aussi Nyouh fut particulièrement surprise en l'entendant.
Mais elle le fut encore plus quand elle se rendit compte qu'elle ne connaissait pas la réponse.
"A vrai dire, je ne sais pas, avoua-t-elle, un peu perturbée, Je sais que mes marraines vivaient dans un marais, mais je ne sais ni où il se trouve, ni si c'est d'ici d'ou je viens réellement. J'erre tellement que je n'ai pas vraiment de provenance, je viens de partout et de nulle part. Tu comprends ?"
Assurément non, mais cela n'était pas important.
Nyouh se releva lentement, adressa un dernier regard à la tombe, et posa ses yeux sur le démon.
"C'est gentil de m'inviter, je vous suis avec plaisir"
Et, pour la première fois, un sourire lumineux se dessina sur ses lèvres.
Le premier depuis longtemps.

Orùn releva la tête. Il fut frappé par l’éclat de son sourire, elle se tenait à présent en face de lui et il découvrait son visage aux fins traits qui exprimaient moins la tristesse que lorsqu’il l’avait aperçue, plongée dans l’ombre.

La lune perdait son teint d’argent, et le triste et vieux cimetière devenait soudainement plus égayé. Orùn sentait son corps reprendre une vigueur qu’il avait déjà abandonnée depuis des lustres et un mince sourire vint aussi éclairer son visage.

Le feu d’un instant s’évaporait dans l’air, une fleur nouvelle s’épanouissait dans l’esprit du démon.

« Ce n’est pas très loin, suis moi. »